Casa Legal : « C’est une aventure incroyable d’essayer de bouger les lignes dans une profession »

Pour inaugurer cette série sur la force d’un projet entrepreneurial social porté par un collectif, Casa Legal s’est imposé à nous. Leur approche holistique pour résoudre les besoins de leurs bénéficiaires et leur collectif multi-métiers est un ovni dans le monde juridique. Rencontre.
« Un café ? » Le ton est enjoué et le regard franc. Clémentine, l’une des quatre avocates co-fondatrices de Casa Legal, escalade à la hâte les marches de leurs nouveaux bureaux, rue des Tanneurs. Sur les imposantes colonnes qui trônent au milieu de cet espace partagé avec « Le Petit Vélo Jaune », on peut encore observer des moulures, vestiges de l’époque où le lieu servait de salon de thé. Curieusement, ce décor baroque n’entraîne pas dans son sillon ses travers d’austérité. Tant mieux : la chaleur, c’est l’un des éléments à l’indispensable création du lien de confiance entre les bénéficiaires qui franchissent le pas de cette porte et le collectif, qui s’est donnée pour mission de résoudre leurs problématiques protéiformes. « Nos bénéficiaires sont des personnes en situation de très grande précarité. La plupart ont déjà rencontré des avocats ou d’autres structures, qui n’ont pas forcément su trouver de solution, parce que la complexité de leurs enjeux touche à différents domaines : psychosocial et juridique, habituellement traités indépendamment. » détaille Clémentine en préambule. C’est précisément ce cloisonnement que Casa Legal s’efforce de briser.
Inspiré du modèle des maisons médicales, l’ASBL adopte une démarche collective unique dans le monde juridique en Belgique. Le projet a émergé en 2019, suite à la rencontre entre les quatre cofondatrices de l’ASBL : Noémie Segers, Katia Melis, Clémentine Ebert et Margarita Hernandez-Dispaux. Toutes les quatre sont avocates indépendantes (droit des étrangers, droits de la famille), partagent les frais d’un bureau commun et surtout, deux constats. Le premier concerne un travers de la profession : 30% des avocates finissent par quitter la profession après 15 ans sous la pression d’un système qui les force à choisir entre carrière et vie personnelle. Le deuxième constat : la dimension psychosociale des bénéficiaires, intrinsèquement liée à leur situations juridiques, pourtant gérée indépendamment, ralentit la résolution des problèmes.
Un jour, une rencontre précise le besoin et le modèle, se remémore Clémentine. Une dame prend contact avec elle, alors qu’elle est encore avocate indépendante : « Elle vit en Belgique depuis qu’elle a un an, mais n’avait jamais eu de titre de séjour. Elle avait un enfant et pensait qu’elle n’avait pas de droit par rapport à lui, comme son ex compagnon, violent, lui avait dit. Une multitude de problématiques que je n’arrivais pas à traiter individuellement. Malgré tous mes efforts, le contexte et le temps que je pouvais consacrer à ce dossier et à la création du lien de confiance, ne me permettaient pas de trouver des solutions suffisantes à ses problèmes ». Sa consoeur Margarita, elle aussi sur le dossier, arrive à la même constatation d’échec.
« On a simplement créé un cadre qui permet de prendre le temps nécessaire pour tisser un lien de confiance avec les bénéficiaires, ce que la logique de rentabilité ne permet pas ailleurs. » Clémentine Ebert
Quelques années plus tard, en 2019, cette dame franchit à nouveau le seuil de leur bureau. Celui de Casa Legal, cette fois, que les quatre avocates ont officiellement créé. Pas question de rester sur un échec : « C’est là qu’on a vraiment commencé : on s’est assises autour d’une table, avec le soutien d’une assistante sociale, et cette fois on a traité progressivement tous ses dossiers. » Aujourd’hui, elle a la garde de son enfant, changé d’emploi, a obtenu des papiers. « On n’a pas trouvé des solutions magiques parce qu’on est meilleures que les autres », précise Clémentine. « On a simplement créé un cadre qui permet de prendre le temps nécessaire pour tisser un lien de confiance avec les bénéficiaires, ce que la logique de rentabilité ne permet pas ailleurs. » Contrairement à l’aide juridique classique, souvent mal rémunérée pour ce type de dossiers complexes, Casa Legal s’affranchit de la pression économique pour prioriser le temps et la relation humaine. Aujourd’hui, l’ASBL emploie 15 personnes – avocates, juristes, assistantes sociales, médiatrices, psychologues et une office manager – accompagne plus de 350 bénéficiaires chaque année.
Au démarrage, Casa Legal était porté par les quatre co-fondatrices. Clémentine l’admet : elle aurait été incapable de monter ce projet seule. « Nous quatre, c’est un alignement d’étoiles, on est extrêmement complémentaires », reconnaît l’avocate. « On aime toutes notre métier, même s’il est difficile. Mais ce qui nous unit, ce sont nos valeurs humaines communes. » Une complémentarité cruciale, notamment dans des moments décisifs : Casa Legal est devenu un projet pilote au niveau fédéral justice. Clémentine se souvient d’une réunion déterminante avec la directrice du cabinet du ministre de la Justice pour discuter du financement du projet. « Au début, elle n’était pas du tout convaincue. Mais ce jour-là, la magie de notre collectif a opéré. Chacune de nous a répondu à ses questions, chacune avec son angle, sans se concerter au préalable. Peu à peu, on a vu le changement sur son visage : elle était convaincue. »
Le collectif ne s’est pas seulement battu pour des financements. Elles ont dû affronter des résistances politiques et du barreau pour pouvoir exercer sous statut d’ASBL, et intégrer d’autres professions dans leur démarche. « C’est une aventure incroyable d’essayer de bouger les lignes dans une profession. Mais c’est un travail qu’aucune de nous n’aurait pu entreprendre seule »
Une hydre à quatre têtes, où chacune apporte sa force et sa conviction, y compris dans la gestion interne. Mais la collaboration n’a pas toujours été aussi fluide. « Quand on a commencé, on prenait toutes les décisions ensemble, à quatre. C’était épuisant. » Un an plus tard, l’équipe réalise que ce modèle n’est pas tenable. Le programme SEEDS, et Collectiv-a accompagne alors le collectif pour structurer leur gouvernance, introduisant des mandats pour chaque mission, et des élections sans candidats… En septembre 2023, un nouveau chapitre s’ouvre : l’équipe passe de 6 à 15 personnes en un mois, grâce à un financement fédéral. « Ça a marqué un gros tournant. » Pour intégrer les nouveaux arrivants, Casa Legal met en place un système de marrainage et un rapport d’étonnement au bout d’un mois. Mais Clémentine le sait, leur gouvernance reste en perpétuel mouvement. « On se réunit tous les mois pour discuter de tout : la durée des mandats, qui veut prendre quoi en charge, qui a besoin de lâcher certaines responsabilités, comment gérer l’ASBL… »
Leur prochain défi interne : « continuer à trouver le bon équilibre pour que tous les membres du collectif, quels que soient leurs métiers, y trouvent leur compte ». Alors que la conversation se termine, Clémentine se lève pour reprendre ses dossiers, avant de disparaître derrière les colonnes baroques qui encadrent le couloir « C’est encore en mouvement, mais on avance bien », lance-t-elle en guise d’au revoir.