Gérer deux collectifs (travailleurs et bénéficiaires) : comment « Nos Oignons » trouve le juste équilibre
Comment la dimension collective change le parcours entrepreneurial ? Rencontre avec Nos Oignons à Bruxelles, espace d’agriculture sociale, qui fait face à deux enjeux : gérer un collectif de bénéficiaires et un collectif de travailleurs.
Depuis l’entrée du champ, on peut apercevoir à gauche l’alignement impeccable des rangées de choux fleurs, de poireaux et d’ail – « les prochaines récoltes avant la pause hivernale » explique le maraîcher Swen. Seuls quelques bruits diffus de voitures viennent troubler la quiétude de cet espace d’agriculture urbaine à Anderlecht. A droite du champ, une scène inhabituelle attire pourtant le regard : une ronde de bras s’étire vers le ciel. On perçoit quelques grognements de soulagement quand la main se fait trop haute. Les mouvements sont amples, malgré la brise glaçante de cette matinée de novembre. Il est 10h du matin, et au Champ du Chaudron, c’est l’heure étirements pour le groupe de volontaires rassemblés via l’ASBL Nos Oignons. Ils sont quatre ce matin, sans doute plus cet après-midi, tous venus d’endroits différents. Un élément les rassemble : l’envie de plonger leurs mains dans la terre, respirer au grand air et se faire du bien.
C’est l’ergothérapeute de Jonathan qui lui a parlé de ce lieu. « Elle m’a simplement dit : tu devrais essayer », se remémore -t-il en redressant son bonnet. Alors, Jonathan a essayé. C’était il y a un an et demi, et depuis, il n’a loupé qu’un seul mercredi. Ici, il a appris à faire du feu, cuisiner en collectif, désherber et « garder les pieds sur la terre » glisse-t-il, amusé. Souffrant de schizophrénie, Jonathan explique pudiquement avoir trouvé ici une source d’apaisement : « j’imagine le paradis comme ça » rajoute-t-il avant de filer remettre une bûche sur le feu.
Tant mieux : c’est précisément l’objectif de Nos Oignons. Créée en 2012, sur l’impulsion de Samuel Hubaux, anthropologue et sociologue de formation, l’ASBL a noué au fil des années des partenariats multiples avec différents agriculteurs, à Bruxelles et en Wallonie, pour permettre les échanges et l’engagement des corps dans une activité physique collective qui laisse la place à l’écoute. Mais si les activités sont rôdées aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas : « On a travaillé progressivement pour comprendre quelle était la bonne manière de procéder » explique Aurélie, chargée de mission chez Nos Oignons, qui compte aujourd’hui 4 ETP.
Au démarrage du volet bruxellois du projet, la conjonction de trois éléments : D’abord, une mise en alerte en 2019 de la ferme urbaine de Neder-Over- HemBeek lors d’une visite ministérielle. Les agriculteurs alertent sur un point : beaucoup de personnes en difficulté psychique(s) toquent à leur porte pour leur demander s’il est possible de venir apprendre et se ressourcer au sein de la ferme. Difficile de refuser une telle demande, pourtant, les agriculteurs reconnaissent que ce besoin de transmission entraîne un temps considérable qu’ils ne peuvent pas prendre en charge. La question-besoin est amenée : n’y aurait-il pas là une piste d’activités à réfléchir en partenariat avec des structures sociales ? De leur côté, Nos Oignons, accusent le coup de financements instables et bien que nés à Bruxelles, sont à l’époque uniquement actifs en Wallonie. Difficile pour eux de pouvoir prendre en charge la région bruxelloise. Enfin, au même moment, la Trace, centre d’accueil et d’accompagnement via des activités de sport nature et d’aventures, clôture une enquête auprès des besoins de leurs bénéficiaires. Il en ressort que ceux-ci souhaiteraient des activités ressourçantes sur place, à Bruxelles. Pourquoi pas (vous nous voyez venir) dans une ferme urbaine.
« L’idée c’est que le collectif de travailleur soit suffisamment structuré et clarifié, pour ne pas empiéter sur les activités sur le terrain ». Aurélie, chargée de mission chez Nos Oignons.
Bingo, donc. Aurélie, qui travaille alors à la Trace, est chargée du projet, baptisé « Sème qui peut ». Les activités en promotion de la santé démarrent en 2019, sous l’œil d’expert de Nos Oignons. Progressivement, les freins et les leviers pour créer des collectifs d’entraide entre les bénéficiaires et les producteurs bruxellois émergent, via une démarche de recherche-action, et notamment celui-ci : le besoin de rétribution du producteur pour son travail d’accueil et de transmission de savoirs. Les collectifs de volontaires, prioritairement les personnes en rétablissement psychique et physique, mais pas que, se retrouvent les mercredi au Champ du Chaudron et les vendredi au Courtelike à Bruxelles, sous la houlette des agriculteurs et d’un membre de l’équipe de Nos Oignons. L’activité est lancée, et Aurélie coordonne le tout « Je m’appuyais sur les volontaires pour co-créer toutes les activités » détaille-t-elle. En 2023, « Sème Qui Peut » fusionne officiellement avec « Nos Oignons » et sort des découpages régionaux en réunissant les équipes de Bruxelles et Wallonnes au sein de la même structure. Un seule et même collectif, pour cinq lieux (2 à Bruxelles et 3 à Wallonie). Soulagement. Si Aurélie explique y avoir trouvé sa place et du soutien dans la gestion quotidienne, elle a découvert aussi un autre élément : « Ce que ça a changé, c’est que j’ai eu moins besoin de m’appuyer sur les volontaires et aussi peu perdu la dimension de co-construction, de penser le projet de A à Z avec eux. Aujourd’hui, le risque c’est que ça se nourrisse avec les collègues, et pas suffisamment via le terrain » Un équilibre que l’équipe semble avoir trouvé, « même s’il faut toujours surveiller », concède Aurélie, en clarifiant bien les espaces de décision entre le collectif de travailleurs (réunion d’équipe) et les collectifs de volontaires (assemblées locales ). Aujourd’hui, l’équipe a structuré sa gouvernance autour de 5 pôles, grâce à un accompagnement de Collectiv-a, avec des mandats spécifiques (financement, communication,…), qui prennent des décisions par consentement « l’idée c’est que le collectif de travailleur soit suffisamment structuré et clarifié, pour ne pas empiéter sur les activités sur le terrain ».
Liv et Rodolphe, au Champ du Chaudron
En ce matin de novembre, alors que le ciel se charge, les volontaires commencent à se rassembler autour de la grande table, sous la maisonnette vitrée à l’entrée du champ. Deux rangées d’aillés ont été plantés et plusieurs dizaines de poireaux ont été cueillis. Les légumes iront dans les paniers vendus par la ferme du Chaudron. En attendant, c’est l’heure de la pause de midi. Armés de carottes et d’oignons, Rodolphe, Judicaël, Liv, Jonathan, Swen, Bryce et Delphine s’affairent pour préparer le repas collectif. Au menu : soupe de courges, et pâtes à la sauce tomate, que l’équipe partagera autour de la grande table. L’occasion, de nouveau, de laisser le champ libre à l’échange.